Présentation de la Banque ottomane par A. Autheman (1991).
Les origines
Le 4 février 1863 à Istanbul était signée par les plus hautes autorités de l’Empire Ottoman – notamment le grand vizir Kâmil Pacha, le ministre des Affaires Étrangères Âli Pacha, le Président du grand conseil Fuat Pacha et les représentants français et anglais des fondateurs – la convention qui instituait la Banque Impériale Ottomane et lui conférait pour trente ans le privilège exclusif d’émission des billets sur le territoire de l’empire. Cette convention fut aussitôt ratifiée par le sultan Abd-ul-Aziz.
La naissance de la Banque Impériale Ottomane était l’aboutissement d’un projet conçu plusieurs années auparavant, à l’issue de la guerre de Crimée (1853-1856). Cette guerre, où l’on vit la Turquie, alliée à la France et à la Grande-Bretagne, mettre en échec les plans d’expansion de la Russie, déséquilibra profondément les finances de l’empire. Malgré l’émission, en 1854 et 1855, de deux emprunts sur les marchés de Londres et de Paris (les premiers lancés à l’extérieur par l’Empire ottoman), le Trésor dut, pour faire face aux lourdes charges entraînées par le conflit, recourir à d’importantes émissions de papier-monnaie, vite déprécié, tandis que la dette flottante locale atteignait des niveaux préoccupants.
Le pouvoir en Turquie était alors entre les mains d’un groupe d’hommes d’État qui s’était consacré à la modernisation de l’empire et à la réforme de son administration. Les plus éminents d’entre eux étaient : Mustafa Resit Pacha, Ali Pacha et Fuat Pacha, qui devaient alternativement occuper à de nombreuses reprises la charge de grand vizir pendant plus de 25 ans. En 1839, un premier programme de réformes élaboré par eux avait reçu la sanction du sultan Abd-ul-Medjid, prédécesseur d’Abd-ul-Aziz, inaugurant la période connue dans l’histoire turque sous le nom de « Tanzimat » (les Réformes). En 1856, la situation née de la guerre faisait apparaître la nécessité de transformations profondes, notamment dans la gestion des finances publiques. Le sultan Abd-ul-Medjid promulguait le 4 février, au moment où allait s’ouvrir la Conférence de la Paix, un « Hatti-Humayun » (rescrit impérial) fixant pour l’avenir le programme des réformes à entreprendre. L’un des articles de ce document était ainsi rédigé : « On s’occupera de la création de banques et d’autres institutions semblables pour arriver à la réforme du système financier et monétaire. Pour arriver à ces buts, on recherchera les moyens de mettre à profit les sciences, les arts et les capitaux de l’Europe ».
La fondation de la Banque Impériale Ottomane sera l’accomplissement de ce dessein et comptera comme une des principales réalisations du Tanzimat dans le domaine financier.
Les vœux du gouvernement impérial trouvèrent, tant à Londres qu’à Paris, un accueil des plus favorables. La guerre avait attiré sur la Turquie l’attention de l’Occident, et les hommes d’affaires fondaient de grands espoirs sur les richesses potentielles de ce pays et ses perspectives de développement. Aussi, divers projets furent-ils mis au point en France et en Angleterre et soumis à l’approbation de la « Sublime Porte ». L’un d’eux, à Paris, réunissait autour du Crédit Mobilier plusieurs établissements financiers, notamment les banques Hottinguer et Cie, Mallet Frères, etc.. Le Crédit Mobilier, fondé et dirigé par MM. Emile et Isaac Péreire, occupait déjà, quoique de création récente, un rang important dans la finance européenne. Leur principal concurrent était un groupe anglais constitué autour de la banque Glyn and Co et de M. Henry Layard qui, par ses séjours en Orient – il avait découvert en 1845 les ruines de Ninive – connaissait fort bien les affaires de la région et avait noué de solides relations avec les milieux dirigeants de l’Empire Ottoman. Ce groupe devait d’ailleurs, dès 1856, créer sous le nom d’Ottoman Bank une banque commerciale dont le siège était à Londres et qui ouvrit aussitôt plusieurs agences au Proche Orient.
Entre ces deux concurrents, le gouvernement impérial ne se décida point. D’autres projets furent d’ailleurs avancés par des groupes rivaux, entretenant les hésitations des autorités turques. Cependant, la situation financière ne cessait d’empirer et le montant du papier-monnaie en circulation augmentait constamment, avec pour corollaire sa dépréciation croissante. Enfin, dans les derniers mois de 1861, le sultan Abd-ul-Aziz, qui venait d’accéder au trône, appelait Fuat Pacha au grand vizirat. Fermement décidé à mettre fin à la crise financière, ce dernier inclut dans son programme, outre le lancement d’un grand emprunt destiné au retrait du papier-monnaie, la création d’une banque centrale de l’Empire.
Une des principales raisons des hésitations du gouvernement à choisir entre les concurrents avait été la volonté de ne privilégier en cette affaire ni la France ni l’Angleterre, toutes deux alliées de l’Empire. Fuat Pacha n’entendait favoriser qu’une combinaison qui eut associé, sur un pied d’égalité, les milieux financiers de ces deux pays. Conscients de cette exigence, le groupe des Péreire et celui de l’Ottoman Bank parvinrent, le 16 novembre 1862, à un accord. Celui-ci prévoyait la constitution d’une banque au capital de francs 67.500.000 (ou £ 2.700.000), divisé en 135.000 actions de 500 francs ou 20 livres sterling, libérées de moitié et réparties à raison de 80.000 actions au groupe anglais, 50.000 au groupe français et 5.000 à des souscripteurs turcs (l’Etat lui-même souscrivit 1.500 actions). L’égalité entre les actionnaires français et anglais devait se trouver ultérieurement réalisée lors d’augmentations de capital. Enfin, l’Ottoman Bank serait mise en liquidation et son actif transféré au nouvel établissement.
En même temps était lancé à Paris et à Londres, par les fondateurs de la future banque, un emprunt ottoman de £ 8 millions, dont le produit permit le retrait intégral du papier-monnaie. Les billets retirés de la circulation, pour un montant total de 10 millions de livres turques (environ 9 millions de livres sterling ou 225 millions de francs), furent incinérés en octobre 1862. Le système monétaire ainsi assaini, la voie était maintenant libre pour la réalisation des projets de Fuat Pacha, qui trouvèrent leur concrétisation dans la convention du 4 février 1863.
La même convention, ainsi que les statuts adoptés peu après, fixa les structures de la société. À Constantinople, lieu du siège social, était établie la Direction Générale, responsable de la gestion. Un commissaire du gouvernement y veillait à la régularité des opérations de la banque en tant que banque d’Etat. L’autorité supérieure appartenait à un Comité siégeant à Paris et à Londres et composé en nombre égal de membres anglais et français.
La cohabitation institutionnelle ainsi établie entre les ressortissants de deux puissances fréquemment concurrentes sur les plans politique et financier fit, à l’époque, présager à certains qu’une telle combinaison ne serait pas durable. Cette vue pessimiste devait être démentie par les faits. La communauté d’intérêts créa entre les deux fractions du Comité une entente suffisamment forte pour persister tout au long de la vie mouvementée de la banque, et l’organisation établie par la volonté du gouvernement turc et des fondateurs s’est perpétuée dans ses grandes lignes jusqu’à nos jours.
Les débuts de la Banque impériale ottomane (BIO)
Le 1er juin 1863 eut lieu l’ouverture officielle de la Banque impériale ottomane. Elle recueillait, avec leur personnel, les implantations existantes de l’Ottoman Bank à Constantinople, Londres, Smyrne (aujourd'hui Izmir), Beyrouth, Bucarest et Galatz. Sir William Clay à Londres et M. Charles Mallet à Paris assumaient la présidence du Comité. À Constantinople le marquis de Ploeuc était Directeur Général, assisté de M. Gilbertson, précédemment directeur général de l’Ottoman Bank.
Issu de l’Inspection des Finances, le marquis de Ploeuc avait, à partir de 1853, accompli en Turquie diverses missions financières auprès de la Sublime Porte et faisait depuis 1859 partie du grand conseil des réformes de l’empire. Au cours de ses missions il avait eu à plusieurs reprises comme collègues Lord Hobart du Board of Trade, et M. Foster, de la Trésorerie britannique, qui lui succèderont à la Direction Générale de la Banque Ottomane. Il avait acquis la confiance des milieux dirigeants de la Turquie et avait joué un rôle important dans les négociations qui devaient conduire à la fondation de la Banque. Durant son court mandat comme Directeur Général – il quittera ce poste en 1867 pour occuper à Paris les fonctions de sous-gouverneur de la Banque de France – il ne cessera de participer par ses conseils aux efforts du gouvernement turc pour assainir la situation financière de l’empire. Peu avant son départ, le grand vizir Mehmet Rüstü Pacha tiendra à lui exprimer sa reconnaissance « pour les services que vous n’avez cessé de nous rendre dans les circonstances difficiles où nous nous sommes trouvés ».
Avant même l’ouverture officielle de la banque, le gouvernement turc lui confia, au début de 1863, le placement d’un emprunt de 150 millions de francs, porté par la suite à 200 millions, destiné à la consolidation de la dette flottante et au retrait – qui ne put être réalisé que très partiellement – des monnaies d’argent dépréciées. La souscription de cet emprunt, où la banque fut épaulée par le Crédit Mobilier, fut essentiellement une affaire française, Paris, à compter de cette date, se substituant largement à Londres en tant que principal bailleur de fonds de l’Empire Ottoman. En décembre 1865, un autre emprunt de 150 millions de francs fut à nouveau lancé par les soins de la banque.
À cette époque, l’économie de la Turquie connaissait une assez grande prospérité, grâce notamment à l’expansion de la culture du coton dont la guerre de Sécession, en paralysant les exportations américaines, avait poussé les prix à la hausse. Aussi la Banque, désireuse de développer, concurremment à son rôle de banque d’émission, l’activité de banque commerciale héritée de l’Ottoman Bank, ouvrit-elle, dès 1866, des agences à Salonique, Larnaca (Ile de Chypre), ainsi que trois autres comptoirs en Asie Mineure, dans la région de la mer Egée. D’autres implantations étaient également envisagées dans différentes parties de l’empire. Afin de financer ce programme d’expansion, une augmentation de capital fut réalisée fin 1865 par l’émission de 67.500 actions nouvelles, portant le capital versé à £. 2.025.000.
La crise économique qui éclata en Occident l’année suivante et se propagea ensuite dans le bassin oriental de la Méditerranée, amena la banque à surseoir pour un temps à ses projets de développement. Toutefois, en 1867, une agence fut ouverte en Égypte, à Alexandrie, qui prit rapidement une place importante dans ce pays, alors vassal de la Porte, mais jouissant d’une très large autonomie ; les concours au Trésor public et le financement du commerce du coton, principal produit d’exportation de l'Égypte, furent ses deux grands secteurs d’activité. Avec le temps et jusqu’à sa nationalisation en 1956, le groupe d'Égypte, complété par l’ouverture d’agences au Caire, dans la zone du canal de Suez et dans les centres agricoles de Haute-Égypte et du Delta, constituera un des plus beaux fleurons du réseau de la Banque Ottomane. A la même époque, les agences de Galatz et de Bucarest furent, en conséquence de l’accession de la Roumanie à l’indépendance, cédées à un nouvel établissement, la Bank of Rumania, dans le capital de laquelle la Banque Ottomane prit une participation prépondérante.
A Paris, la crise de 1866 entraîna un déclin du Crédit Mobilier ; les Péreire se retirèrent du Comité de la Banque qui ouvrit alors une agence à Paris, destinée à assurer, avec le marché français, les relations publiques jusqu’alors confiées au Crédit Mobilier
Le rôle de la Banque Impériale Ottomane en tant qu’Institut d’émission ne se développa que lentement pendant les premières années. Le public était extrêmement méfiant à l’égard de toute monnaie fiduciaire car la dépréciation des billets émis par l'État lors de la guerre de Crimée et au cours des années qui suivirent avait laissé de pénibles souvenirs. Peu à peu cette méfiance s‘atténua et, au début de 1870, l’émission avait pratiquement atteint le plafond autorisé de 250.000 livres turques. Dans le courant de l’été le déclenchement des hostilités entre la France et l’Allemagne provoqua en Orient un vif sentiment d’inquiétude qui dégénéra finalement en une véritable panique. Le public se rua aux guichets de la Banque pour demander le remboursement des billets ; près des neuf-dixièmes de l‘émission furent ainsi échangés en moins de deux semaines. La Direction avait eu la prudence de conserver une très forte encaisse métallique, bien supérieure à la proportion d’un tiers par rapport aux billets en circulation qui lui était imposée par sa convention. La confiance revint rapidement et cet incident affermit solidement auprès du public le crédit de la banque.
Dans l’esprit tant de ses fondateurs que de Fuat Pacha, la Banque Impériale Ottomane devait avoir également pour mission de promouvoir dans l’empire des entreprises d’intérêt public. En ce domaine, dès sa fondation, elle fit entreprendre des études pour la construction d’un chemin de fer entre Istanbul et Edirné, préalable indispensable au raccordement avec les réseaux d’Autriche et d’Europe Occidentale. Elle céda par la suite ces études à la Société des Chemins de Fer de Turquie d’Europe, constituée par un fameux financier belge, le baron de Hirsch, avec le concours de capitaux autrichiens et allemands. En outre, en 1870, la banque participa à la fondation de la Société des Tramways de Constantinople créée pour exploiter des lignes de tramways à travers la capitale. Les voitures étaient alors tirées par des chevaux et ce n’est que près de quarante ans plus tard qu’y fut substituée la traction électrique.
1874 – 1914
L’année 1874 marque un tournant dans la vie de la Banque Impériale Ottomane. En effet, le gouvernement turc, soucieux de mettre fin à ses embarras financiers sans cesse renaissants, entreprit de concert avec la banque une révision de l’acte de concession de 1863 et, dans la loi budgétaire, annonça clairement ses objectifs : « procéder, comme unique moyen de maintenir et de relever le crédit de l’empire, à la prolongation du terme de la concession de la Banque Ottomane, à l’augmentation de son capital, à l’élargissement du cercle de ses attributions et de ses opérations ». La convention, ratifiée par firman impérial le 18 février 1875, prolongeait de vingt ans le privilège d’émission de la Banque et lui conférait le rôle de trésorier-payeur de l’empire. Par ailleurs, le Directeur général, Mr Foster, devenait Membre de droit de la commission du budget. Enfin, à la demande du gouvernement, la banque reprenait les affaires de la Banque Austro-Ottomane, en difficulté depuis le krach de la bourse de Vienne en 1873. Elle portait en conséquence son capital à 10 millions de livres sterling, dont 5 millions versés, chiffre demeuré inchangé jusqu’à ce jour. Était également prévue l’ouverture d’agences dans les chefs-lieux de province afin d‘y assurer les opérations du Trésor public. Le caractère de Banque d'État de la Banque Ottomane était ainsi pleinement réaffirmé.
Les circonstances ne permirent pas la réalisation complète des intentions réformatrices du gouvernement impérial. Le poids de la dette publique, qui absorbait presque la moitié des revenus de l'État, était devenu insupportable, et les ressources fiscales, affectées par une série de mauvaises récoltes, dramatiques dans un pays essentiellement agricole, ne permettaient pas d’y faire face. Le gouvernement se vit donc contraint, en octobre 1875, de suspendre le service de la dette.
La crise ouverte par cette mesure se prolongera jusqu’en 1881. La situation fut encore aggravée par des soulèvements dans les provinces balkaniques, entraînant, au début de 1877, l’intervention armée de la Russie. Vaincue, la Turquie perdit à l’issue de cette guerre en 1878 deux cinquièmes de son territoire et un cinquième de sa population, essentiellement dans la partie européenne de l’empire.
Pendant toute cette période la banque ne cessa, dans la limite de ses propres ressources, d’apporter à l'État les concours nécessaires. En 1877 un emprunt de 5 millions de livres sterling, mis en souscription à Londres et à Paris, au moment où les défaites se succédaient sur le front des Balkans, n’ayant pas rencontré la faveur du public, la Banque Ottomane prit ferme, l’année suivante, la totalité des titres non souscrits. De 1876 à 1879 les avances à l'État représentèrent près des trois quarts de l’actif au bilan et, alors que les dividendes mis en paiement avaient représenté, pendant les dix premières années, de 10 à 15% du capital versé, aucune distribution ne put avoir lieu pour les exercices 1876, 1877 et 1878.
Après le rétablissement de la paix, le sultan Abd-ul-Hamid entreprit de résoudre le problème de la dette, préalable nécessaire au rétablissement du crédit de son pays. Là encore les dirigeants de la banque, tant les Comités que le Directeur général, Mr Foster, qui jouissait de la confiance du souverain, apportèrent leur coopération aux efforts du gouvernement. Après de longues et parfois difficiles négociations, un accord fut conclu en 1881 avec les représentants des porteurs d’emprunt, accord sanctionné par un acte impérial connu sous le nom de « Décret de Mouharrem », du nom du mois de l’année musulmane dont il portait la date. Afin de proportionner les charges de la dette aux capacités effectives de l'État, le montant nominal en était réduit en moyenne de moitié et l’intérêt, variable suivant le produit des ressources affectées, limité à un maximum de 4%. Les porteurs consentaient donc un sacrifice considérable, mais la situation financière de l’empire, qui venait d’être amputé de certaines de ses plus riches provinces, ne leur laissait guère le choix. Pour garantir à l’avenir le service des emprunts, une institution, le Conseil de la Dette Publique, composée de représentants des porteurs et de la Banque Ottomane, se voyait confier la perception des taxes indirectes et la gestion des monopoles du sel et du tabac. On a là l’un des premiers exemples, sur une échelle aussi large, de restructuration de la dette d’un état, problème redevenu d’une brûlante actualité, bien qu’il se présente aujourd'hui dans des conditions très différentes. Dans le cas de la Turquie, en effet, les créanciers étaient essentiellement des particuliers et non des banques, et les difficultés de la puissance débitrice étaient d’ordre budgétaire, sans incidence sur la balance des paiements.
Pour gérer le monopole des tabacs confié à l’administration de la Dette Publique, la Banque Ottomane constitua en 1884, en association avec le Kredit Anstalt de Vienne et la Banque Bleichrodez de Berlin, une société anonyme sous le nom de Régie cointéressée des Tabacs de l’Empire Ottoman. Après de premiers exercices difficiles, du fait notamment d’une important contrebande, la Régie parvint au bout de quelques années à rendre le monopole profitable. Afin de lutter contre la contrebande, elle organisa un système régulier d’inspection des plantations. Désireuse de développer la culture du tabac, à laquelle certaines régions de la Turquie sont particulièrement bien adaptées, notamment les zones littorales de la mer Egée et de la mer Noire et en Europe la Macédoine, elle consentit aux producteurs des avances sans intérêt garanties par la récolte future. Les achats s’effectuaient à des prix déterminés par négociations avec les cultivateurs et recours à l’arbitrage en cas de désaccord. Le tabac était ensuite traité dans les entrepôts de la Régie. Des manufactures de cigarettes furent établies dans les principaux centres de production, notamment à Izmir, Samsun, Alep. La vente aux consommateurs était assurée par l’intermédiaire d’un réseau de détaillants autorisés. Après avoir fonctionné ainsi pendant plus de quarante ans, le monopole fut, en 1925, repris par la République, ce qui entraîna la mise en liquidation de la Régie dans laquelle la Banque Ottomane avait, jusqu’à la fin, conservé un intérêt important.
Peu après la fondation de la Régie, la banque entreprit, de concert avec sa filiale, la construction d’un ensemble immobilier dans le quartier des affaires d’Istanbul, destiné à abriter les services centraux des deux établissements. Les plans en furent établis par un architecte français, Alexandre Vallauri, fort actif à Istanbul à la fin du 19ème siècle et responsable de la construction d’un grand nombre d’édifices publics. La partie réservée à la banque fut inaugurée le 27 mai 1892 et a, jusqu’à ce jour, abrité la Direction générale et l’agence centrale. Les locaux de la Régie sont aujourd'hui la propriété de la Banque Centrale de la République de Turquie.
On ne s’étendra pas davantage ici sur le rôle joué par la Banque Impériale Ottomane en tant que Banque d’Etat au cours des quelque trente années qui s’écoulèrent jusqu’au premier conflit mondial. Qu’il suffise de mentionner que la banque continua à mettre à la disposition du Trésor public, chaque fois que le besoin s’en fit sentir, les avances nécessaires sous forme d’avances à court terme. Ses engagements à ce titre ne devaient plus toutefois atteindre les niveaux exceptionnellement élevés enregistrés au temps de la guerre russo-turque. En ce qui concerne le placement des emprunts turcs à l’étranger, que le rétablissement du crédit de l’empire rendit à nouveau possible à partir de 1886, la concurrence des banques allemandes fut particulièrement vive. L’Allemagne, alors en pleine expansion économique, s’efforça en effet pendant cette période d’accroître en Turquie son influence tant financière que politique. Néanmoins, les capacités du marché financier parisien auquel la banque avait directement accès étaient nettement plus grandes que celles des marchés allemands. De ce fait, sur environ 90 millions de livres turques, équivalant à 2 milliards de francs or, empruntés à l’étranger par l’Empire Ottoman jusqu’en 1914, les deux tiers environ furent placés par la Banque Ottomane seule ou par des syndicats bancaires constitués autour d’elle.
Étant donné son caractère d’établissement officiel et le rôle capital qui était le sien dans les relations entre la Turquie et le monde occidental, la banque était inévitablement exposée à subir le contrecoup des turbulences politiques qui secouèrent l’empire dans les dernières années du règne d’Abd-ul-Hamid. Un événement doit être plus particulièrement signalé, qui aurait pu avoir des conséquences tragiques et qui constitua sans doute le première prise d’otages dans l’histoire des institutions bancaires.
Le 26 août 1896 au début de l’après-midi, un groupe de révolutionnaires arméniens occupe le siège de la banque, après avoir abattu les gendarmes en faction, retenant en otage le personnel et la clientèle, soit environ 140 personnes. Les assaillants n’ont envers la banque elle-même aucune revendication à formuler – ils ne cherchent pas d’argent et coopèrent même avec le personnel pour mettre l’encaisse à l’abri – mais veulent, en s’en prenant à l’institut d’émission, à direction franco-anglaise de surcroît, attirer l’attention de l’Europe sur les revendications de leur parti. Dans ce but ils exigent l’intervention des ambassadeurs et menacent, si satisfaction ne leur est pas donnée, de faire sauter l’immeuble et tous ses occupants, disposant à cet effet d’une quantité importante de dynamite. L’arrivée de la police provoque une vive fusillade, faisant des morts et des blessés. À la faveur d’un cessez-le-feu, le Directeur général, sir Edgar Vincent, et son adjoint, M. Gaston Auboyneau, parviennent à gagner le palais impérial. Leur objectif est clair : éviter à tout prix l’assaut des forces de l’ordre et l’horrible carnage qui s’ensuivrait. Le sultan se rend finalement à leurs raisons et autorise le départ pour l’étranger des insurgés, qui devront au préalable remettre leurs armes mais seront autorisés à rencontrer, avant leur départ, les représentants des ambassadeurs. Au milieu de la nuit les assaillants sont conduits à bord du yacht du Directeur général de la banque, d’où ils embarqueront un peu plus tard sur un paquebot français à destination de Marseille. Ce dramatique incident fit 8 morts et 14 blessés mais le pire avait pu être évité.
La diminution des engagements envers le Trésor, consécutive au redressement des finances publiques, permit à la Banque Ottomane, aux alentours de 1890, de commencer à développer une double activité de financement de l’économie turque et de promotion d’entreprises diverses. Ses dirigeants souhaitaient en effet contribuer avec tous les moyens en leur pouvoir à la prospérité de l’empire, à laquelle la prospérité de la banque était étroitement liée. Après des débuts prometteurs, ces développements furent entravés par la grave crise financière de 1895 qui ébranla la banque et aurait pu mettre en danger son existence même. Éclatant à la suite d’une intense spéculation boursière, cette crise vit le public, affolé par une campagne de rumeurs, se ruer sur les caisses de la banque à Constantinople. Grâce à d’importants envois d’or de Paris et de Londres et à l’aide temporaire que lui apportèrent ses principaux actionnaires, la Banque Ottomane put faire face aux retraits et, comme en 1870, sortit finalement renforcée de cette secousse. Une fois la crise passée, l’expansion des affaires reprit et, au cours des années qui suivirent, un grand nombre d’agences furent ouvertes dans toutes les parties de l’Empire. Outre leur rôle de caissier du Trésor, ces agences apportèrent leur concours, suivant les opportunités locales, à l’agriculture, au commerce intérieur, au négoce international. Les dépôts du public, insignifiants dans les premières années d’existence de la banque, se développèrent. Afin de rendre ses services accessibles à une clientèle aux moyens modestes, la Banque Ottomane créa, sous le nom de Caisse de Famille, une forme de dépôts sur livrets inspirée de la pratique des Caisses d’Epargne occidentales. En 1914, à la veille de la guerre, le réseau d’Orient ne comprenait pas moins de 80 succursales, dont 16 en Europe, 37 en Asie Mineure, 11 en Syrie-Palestine, 5 en Egypte, d’autres encore à Chypre, en Mésopotamie, et jusqu’en Arabie et en Albanie.
En tant que banque d’affaires, la Banque Ottomane s’intéressa essentiellement aux entreprises de services publics et de chemins de fer qui constituent l’infrastructure de base indispensable à tout progrès de l’économie. C’est ainsi qu’elle fut à l’origine de la création, en 1888, de la Compagnie du Port de Beyrouth, s’associant dans cette entreprise à la Banque de Paris et des Pays-Bas, au Comptoir National d’Escompte de Paris et à la Compagnie des Messageries Maritimes. Les travaux, commencés en 1890, furent achevés cinq ans plus tard. Les installations, constamment améliorées et agrandies, couvraient à la veille de la guerre une superficie de 23 hectares. Le rôle du port dans l’expansion du commerce d’importation et d’exportation de la ville de Beyrouth, débouché naturel de toute la Syrie, fut capital. On peut en voir un signe incontestable dans l’augmentation des revenus de la douane qui décuplèrent pendant cette période. Pour assurer dans les meilleures conditions les liaisons entre Beyrouth et les principales villes syriennes, la banque s’intéressa à la construction d’une ligne de chemin de fer reliant dans un premier temps Beyrouth à Damas, et ultérieurement prolongée vers Homs, Hamah et Alep. Constamment soutenue par la banque au cours de ses difficiles débuts, la Compagnie concessionnaire parvint à doter la région d’un réseau de 700 kilomètres de long, aujourd'hui dépassé, mais essentiel à l’époque où les transports automobiles étaient encore inconnus.
Dans d’autres parties de l’Empire, la Banque Ottomane apporta son concours financier à diverses entreprises ferroviaires (ligne de Constantinople à Salonique – ligne reliant Smyrne au plateau anatolien). Le règne d’Abd-ul-Hamid fut en effet marqué par une importante extension du réseau de voies ferrées de la Turquie, conformément à la politique arrêtée par le souverain. Mais la concurrence des banques allemandes, qui cherchaient à se tailler la part du lion dans ce secteur d’activité, y fut particulièrement vive. C’est la Deutsche Bank qui enlevé la concession du Chemin de Fer de Bagdad, destiné à relier à travers l’Asie Mineure et la Mésopotamie, l’Europe Centrale au Golfe Persique. La Banque Ottomane estima qu’elle ne pouvait se tenir à l’écart d’une entreprise si favorable au développement des vastes régions de l’Empire et qu’il importait de donner à cette réalisation un caractère international. Elle s’assura donc une participation notable dans la société chargée de la réalisation de ce projet.
Enfin, parmi d’autres affaires minières de moindre importance, la banque joua un rôle déterminant dans la fondation, en 1896, de la Société des Charbonnages d’Héraclée. En vertu de la concession qui lui était accordée par l’Etat, cette société avait la charge de construire et de gérer un port à Zonguldak, sur la rive asiatique de la Mer Noire, et de mettre en exploitation des mines de charbon dans la région d’Eregli, l’antique Héraclée (d’où le nom de la société), située à peu de distance de Zonguldak. Il faut se rappeler qu’à la fin du 19ème siècle la houille constitue encore à peu près la seule source d’énergie, l’utilisation du pétrole n’étant qu’à ses débuts, et que le bassin d’Eregli est le seul gisement de quelque importance sur le territoire turc. Après avoir apporté une contribution notable au développement de la région, l’entreprise sera reprise par l’Etat entre les deux guerres, donnant naissance à l’Etablissement des Charbonnages de Turquie.
En dehors de l’Empire Ottoman, la banque fut amenée à prendre une part active aux affaires de Serbie. Ayant consenti certaines avances au Trésor Public de ce pays, elle eut à jouer par la suite un rôle important dans le réaménagement de la dette serbe. C’est sous ces auspices que s’ouvrirent les négociations qui devaient aboutir, en 1895, à l’unification de cette dette et à la création de l’Administration autonome des Monopoles de Serbie chargée de la gestion des revenus affectés au service des emprunts. La Banque Ottomane, qui était à l’origine de cette institution, put s’inspirer dans son organisation de l’expérience acquise avec l’Administration de la Dette Publique Ottomane. Le crédit de la Serbie une fois consolidé, la banque émit sur le marché français, avec un groupe constitué par ses soins, plusieurs emprunts pour compte du gouvernement du royaume. Elle prit également une participation dans le capital de la Banque Franco-Serbe à laquelle elle transféra les agences qu’elle possédait dans la partie de la Macédoine cédée à la Serbie à la suite des guerres balkaniques de 1912-1913.
La guerre de 1914-1918 et la fin de l’Empire Ottoman
La première guerre mondiale entraîna, dans les pays qui y prirent part, d’immenses pertes en vies humaines et de considérables destructions de richesses matérielles. Elle provoqua également de grands changements politiques accompagnés, notamment dans les Balkans et le Levant, de remaniements territoriaux, de la naissance de nouveaux états et de transferts de populations d’une ampleur sans précédent. L’Empire Ottoman disparut dans la tourmente et la République de Turquie qui lui succéda se trouva réduite à l’Anatolie et à une partie de la Thrace. Par suite principalement du conflit avec la Grèce, l’état de guerre se prolongea dans ces régions jusqu’à la fin de 1922, et la paix ne fut définitivement rétablie qu’en 1923 par le traité de Lausanne. La Banque Ottomane ne pouvait manquer d’être profondément affectée par ces événements et son rôle à la fin de cette période se trouvera sensiblement modifié.
Dans les derniers jours de juillet 1914, l’aggravation de la tension internationale fit naître un vif sentiment d’inquiétude, conduisant à des retraits massifs dans les banques et à une importante thésaurisation. Le gouvernement fit face en décrétant à la fois un moratoire et le cours forcé des billets. La Turquie devait à son tour entrer en guerre le 1er novembre 1914, aux côtés des Empires centraux. La Banque Ottomane, de par son caractère franco-anglais, se trouva de ce fait placée dans une situation difficile. Toutefois ce n’est qu’en janvier 1915 que le gouvernement impérial demande le retrait des membres français et anglais de la Direction, notamment MM. Nias, Directeur général anglais, et son adjoint français M. Steeg, les autorisant en même temps à demeurer en Turquie à condition de ne pas s’immiscer dans le gestion de la Banque. Les intéressés préférèrent quitter le pays et remirent l’administration de l’établissement à trois directeurs de nationalité ottomane. Ceux-ci, tout en se comportant en loyaux sujets de leur pays, surent, durant toute la guerre, veiller avec beaucoup de conscience et de dévouement aux intérêts de leur établissement.
Dans les agences, si un certain nombre de cadres appartenant aux pays de l’Entente furent internés par les autorités turques, beaucoup purent continuer à exercer leurs fonctions, leur présence s’avérant indispensable à la marche de la banque qui continua à jouer son rôle de banque d’état et à effectuer toutes les opérations de Trésor. Du fait des circonstances elle interrompit l’émission de ses billets, mettant fin de facto à son privilège d’émission.
À Paris et à Londres, la banque, bien que société de droit turc, jouit, à cause de son actionnariat, d’un régime spécial. Elle put continuer ses opérations et maintenir ses relations avec les agences situées dans les régions occupées par les forces de l’Entente (Salonique, Chypre, Égypte). Placée à Londres sous le contrôle d’un « supervisor », elle se vit à Paris imposer trois séquestres, choisis cependant par les membres du Comité.
Beaucoup d’agents servirent sous les drapeaux de leur pays respectif et certains ne revinrent pas. Parmi les victimes du conflit, qu’il soit permis de citer le plus prestigieux d’entre eux, l’aviateur Georges Guynemer, qui avait fait partie avant la guerre du personnel de l’agence de Paris.
Dès la fin des hostilités, la banque fonda la banque de Syrie et du Liban à qui les nouveaux états de Syrie et du Liban, placés sous la tutelle de la France en tant que puissance mandataire, confièrent l’émission de leurs monnaies fiduciaires. Les neuf agences de la Banque Ottomane situées dans la région furent transférées au nouvel établissement. La Banque de Syrie et du Liban, constituée sous forme de société anonyme française, devait conserver le statut de Banque d'État et le privilège d’émission en Syrie jusqu’en 1956 et au Liban jusqu’en 1963, c’est-à-dire au delà de la durée du mandat français qui prit fin à l’issue de la seconde guerre mondiale. En dehors de sa mission de Banque d'État, la Banque de Syrie et du Liban exerça aussi une activité de banque commerciale, ouvrant de nouvelles agences à travers les deux pays et contribuant au développement de leur économie.
Dans cette même époque du début de l’après-guerre se situe un événement qui devait avoir de grandes conséquences dans la vie ultérieure de la Banque. Dès l’origine l’actionnariat de la société avait été largement réparti dans le public et si, au début, une certaine égalité s’était maintenue entre la part anglaise et la part française du capital, les proportions respectives étaient maintenant sensiblement modifiées. Par suite à la fois d’un certain désintéressement du côté britannique et d’un intérêt accru en France pour les affaires turques, les actionnaires français étaient devenus fortement majoritaires. D’autre part, la guerre ayant entraîné une baisse de cours du titre et une grande volatilité de l’actionnariat, un groupe italien, par un ramassage systématique, avait accumulé environ 42.000 actions, soit plus de 8% du capital. À la fin de 1920 il céda ses actions à un groupe composé de la Banque de Paris et des Pays-Bas, du Crédit Foncier d’Algérie-Tunisie, et de la Banque Industrielle de Chine. À la suite de cette cession deux administrateurs représentant les nouveaux actionnaires, dont Horace Finaly, Directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas, entrèrent au Comité de la banque à Paris au côté des représentants des banques fondatrices (Hottinguer et Cie, Mallet Frères, Vernes et Cie et Neuflize). En outre, un accord de coopération fut conclu entre la Banque Ottomane et la Banque de Paris et des Pays-Bas pour le développement des affaires en Orient. Il faut noter que cette coopération entre les deux établissements, si elle était restée jusque là informelle, était déjà ancienne et s’était manifestée notamment lors de placements d’emprunts et de la création de diverses entreprises. Au fil des ans les liens ainsi créés deviendront plus étroits et la Banque de Paris et des Pays-Bas portera progressivement son investissement dans le capital de la Banque Ottomane jusqu’à son chiffre actuel de 44%.
En Orient, la guerre continuait. La mouvement nationaliste turc, inspiré et dirigé par Mustafa Kemal Ataruk, avait refusé d’appliquer les dispositions du traité de Sèvres qui imposait l’éclatement de l’Empire ottoman jusque dans les provinces anatoliennes. La guerre gréco-turque qui s’ensuivit se termina en 1922 par la défaite de l’armée grecque et l’évacuation de l’Asie Mineure par les populations chrétiennes. Les agences de la banque situées dans les régions dévastées par les opérations militaires eurent leur part des souffrances communes. Plusieurs d’entre elles durent être évacuées et l’immeuble de l’agence d’Izmir brûla dans l’incendie qui ravagea la ville. La banque ne manqua pas dans ces circonstances d’apporter son concours financier au gouvernement nationaliste d’Ankara, lui consentant au cours de la guerre des avances qui totalisèrent plus de 2 millions de livres turques.
Les ruines matérielles accumulées par près de dix années de guerres continuelles ne pouvaient manquer d’avoir un effet négatif sur les résultats de la société. De 1914 à 1927, une unique répartition put être faite aux actionnaires en 1922, où fut mis en paiement un dividende de 5%.
1924-1969
Au retour de la paix, la Banque eut à s’adapter à un environnement que la disparition de l’Empire ottoman et son éclatement entre plusieurs états nouveaux avaient profondément bouleversé.
Les relations avec la jeune République de Turquie furent réglées par une convention en date du 10 mars 1924. La guerre avait mis fin au privilège d’émission de la banque mais celle-ci n’en conservait pas moins son rôle de banque d’Etat, assurant les opérations du Trésor et mettant à disposition des facilités en compte courant. En outre, un crédit spécial était ouvert à la Banque Agricole (Ziraat Bankasi) dont le gouvernement voulait étendre le rôle dans l’économie turque. À la suite du changement de régime politique le nom de la banque fut modifié et la Banque Impériale Ottomane s’appela désormais Banque Ottomane.
Le statut de banque d'État n’avait été conservé à la banque qu’à titre provisoire car il était dans les intentions du gouvernement turc de créer son propre institut d’émission. Ce fut chose faite en 1931 avec la fondation de la Banque Centrale de la République de Turquie, à l’organisation de laquelle le célèbre expert financier, M. Charles Rist, apporta par ses avis une importante contribution. On retrouvera M. Rist en 1937 à nouveau mêlé aux affaires turques lorsqu’il assumera la charge de Président du Comité de Paris de la Banque Ottomane. Celle-ci figura parmi les premiers actionnaires de la Banque Centrale.
Une nouvelle convention, en juin 1933, tira les conséquences de cet événement. La banque, tout en continuant à consentir certaines avances à l'État turc, devenait désormais une banque commerciale, sans plus aucun caractère officiel. Le dernier lien avec le statut ancien fut tranché en 1947, lorsque la Banque Ottomane procéda au remboursement en or, au pair, d’une livre-or pour une livre-papier, des billets encore dans le public. C’est là un fait unique dans l’histoire des banques d’émission depuis l’instauration du cours forcé au début de ce siècle.
En 1952 une dernière convention fixera définitivement le cadre du fonctionnement de la Banque Ottomane, demeuré inchangé jusqu’à ce jour.
La Banque avait prévu de longue date cette transformation de son activité et sa reconversion nécessaire en établissement purement privé. Cette reconversion avait d’ailleurs été programmée dans les années qui précédèrent le conflit, par le développement des opérations commerciales. Dès 1916, en pleine guerre, une agence avait été ouverte à Marseille, par où transitait depuis toujours l’essentiel du commerce de la France avec le Levant. Au cours de la décennie 1920-1930, un certain nombre d’agences furent ouvertes dans les pays arabes (Irak, Transjordanie, Égypte), et la banque s’implanta en Perse (actuel Iran), où l’extraction pétrolière était en plein essor. Une filiale fut également créée à Athènes.
La crise de 1929 devait interrompre cette expansion. Les pays du Proche-Orient, très liés à l’économie occidentale, en ressentirent durement les effets. Les prix des produits agricoles, qui étaient leurs principaux articles d’exportation, s’effondrèrent. A l’instar de ce qui se passa un peu partout dans le monde, chacun de ces pays se replia sur lui-même, cherchant dans la mesure du possible à vivre en autarcie. Le commerce international déclina et à la liberté des transactions succédèrent de sévères contrôles des changes ainsi que la multiplication des accords bilatéraux de compensation. Pour un établissement comme la Banque Ottomane dont l’activité s’étendait, directement ou par l’intermédiaire de ses filiales, à quatorze pays différents, cette situation devait engendrer d’énormes difficultés. Ces années de crise furent des années sombres, où l’important était de survivre, par la compression des charges, l’élimination des activités non rentables et le maintien d’une forte liquidité.
La deuxième guerre n’eut pas, dans le genre d’activité de la banque, les mêmes conséquences dramatiques que celle de 1914-1918. Les pays arabes du Moyen-Orient, sous occupation britannique, restèrent à peu près à l’écart des opérations militaires. La Turquie, demeurée neutre, redouta un temps une invasion par les armées allemandes, ce qui amena la Direction de la banque à prendre un certain nombre de précautions. Le danger s’éloigna avec les défaites de la Wehrmacht sur le front russe. Tous ces états connurent une vive inflation, stimulée par les dépenses des troupes d’occupation et les achats des puissances belligérantes. Cette inflation, source dans l’immédiat de profits appréciables, devait provoquer, une fois la paix revenue, de difficiles ajustements.
Ce n’est que dans les Balkans que les événements politiques entraînèrent la disparition de la Bank of Rumania, une des plus anciennes implantations de la banque, et la liquidation des agences de la Banque Franco-Serbe. De même il fut mis fin aux activités de la filiale grecque dont la rentabilité ne pouvait plus être assurée.
Le retrait forcé de la région des Balkans se trouva compensé par le développement du réseau dans les états du Moyen-Orient où la banque était déjà installée de longue date. En outre, la banque prit pied au Soudan, prolongement naturel du groupe égyptien échelonné tout au long de la vallée du Nil, et ouvrit une agence dans le Maghreb, à Casablanca, devenue aujourd'hui partie intégrante de la Société Marocaine de Dépôt et de Crédit.
Mais en 1956, la malheureuse expédition de Suez, où s’affrontèrent d’une part la France et la Grande-Bretagne, l'Égypte d’autre part, à la suite de la nationalisation du canal, entraîna la mise sous séquestre d’abord, puis dans un deuxième temps la nationalisation du groupe des agences d'Égypte. Ainsi la banque se trouvait-elle contrainte d’abandonner ce pays où elle était installée depuis près de 90 ans et qui, avec la Turquie, constituait un des centres majeurs de son activité. Contemporaine, de par son implantation à Alexandrie, de l’expansion de la culture du coton, destiné à devenir rapidement le principal article d’exportation de l'Égypte, elle y avait au fil des ans acquis une grande expérience dans le financement de ce produit tout au long de son cycle. Grâce à un réseau d‘agences réparties dans le delta et la vallée du Nil, elle mettait d’abord, par des avances à court terme, les sommes nécessaires à la disposition des agriculteurs pour la mise en culture de leurs champs, puis, un peu plus tard, pour les dépenses de la cueillette. Une fois le coton récolté et réceptionné dans les entrepôts de la banque, le financement se poursuivait tout au long de l’opération d’égrenage par des avances nanties sur la marchandise elle-même, dont la qualité était approuvée par les experts de la banque. Enfin, une fois le coton, tout en demeurant toujours nanti, expédié à Alexandrie et conditionné pour l’exportation, la banque mettait à la disposition des exportateurs tous les instruments financiers adéquats, assumant même, à la demande de ses clients, le rôle de commissionnaire tant sur le marché local que sur les places étrangères. Ainsi, depuis les plantations et jusqu’à la réception par les filateurs étrangers, la banque était-elle en mesure d’offrir ses services à tous les opérateurs intéressés, tout au long de cette filière.
Afin de compenser dans une certaine mesure la perte de ses agences égyptiennes, la Banque Ottomane étendit son action à d’autres territoires d’Afrique Orientale situés au sud de la vallée du Nil et encore à cette époque sous influence britannique : Kenya, Ouganda, Tanzanie, ainsi qu’en Rhodésie (actuellement Zimbabwe). En 1958, elle prit, aux côtés de la Banque de Paris et des Pays-Bas, une participation en Iran dans une banque commerciale récemment créée par des financiers locaux : la Banque de Téhéran. Celle-ci se développant rapidement, deviendra en quelques années un des principaux établissements bancaires de l’Iran, avant d’être nationalisée par le nouveau régime peu après la chute de la monarchie.
Le développement de la Banque de Téhéran avait été évidemment lié à la fortune pétrolière du pays. Dans la même région du globe la Banque Ottomane aura le flair de s’installer d’abord à Doha (Qatar) en 1956, puis en 1962 à Abu-Dhabi, enfin à Mascate en 1969.
Au cours de ces années, la recherche et l’extraction du pétrole se développèrent rapidement dans les émirats arabes situés en bordure du Golfe, entraînant une vive expansion de l’économie de ces états. C’est ainsi que la production des gisements du Qatar, exploités par la Shell et le Qatar Petroleum, passe de 1 million de tonnes au début des années 1950 à 6 millions en 1956 et à 15 millions de tonnes dix ans plus tard. Dans l’émirat d’Abu-Dhabi, la progression est encore plus spectaculaire. Débutant en 1962, la production dépasse cinq ans plus tard 17 millions de tonnes. L‘agence de la Banque Ottomane, inaugurée le 1er juillet 1962, au moment précis où les premiers puits de la concession sous-marine entrent en exploitation, participa pleinement au développement du pays.
Cependant, dans certains des pays où la banque est installée, un mouvement se dessine tendant au transfert à des intérêts locaux de l’activité bancaire. C’est ainsi qu’en 1963 les dix agences de la Banque en Irak sont transférées à la Credit Bank of Irak qui sera un peu plus tard nationalisée par le gouvernement irakien. En 1965 les agences de Tanzanie passent à leur tour sous le contrôle de l’état.
Face à cette situation, qui n’est d’ailleurs pas particulière au Moyen-Orient, on assiste, à la même époque, dans la communauté bancaire internationale, à des regroupements, des concentrations, des accords de coopération sous diverses formes. C’est dans ce contexte que la Banque Ottomane cède, en 1969, à la National and Grindlays Bank – devenue par la suite la Grindlays Bank – ses agences de Londres, Chypre, Soudan, Jordanie, des émirats, d’Afrique Orientale et de Rhodésie. Les agences de France et de Genève sont regroupées en une société distincte sous le nom de Banque Ottomane (France) dont la propriété sera par la suite cédée à la Grindlays Bank et qui prendra donc le nom de Grindlays Bank (France).
À partir de cette date, l’activité de banque commerciale se trouve recentrée uniquement sur la Turquie. La banque est revenue à ses origines.
La Banque ottomane en 1991
Ainsi qu’on vient de le voir par cette brève esquisse des cent vingt cinq premières années de l’existence de la Banque Ottomane, celle-ci a eu à surmonter bien des crises et à s’adapter à un environnement à plusieurs reprises profondément transformé. Aujourd'hui, forte de son expérience passée et de son unique situation qui en fait à la fois la plus ancienne banque turque et la plus importante des banques étrangères établies en Turquie, elle affirme sa présence dans une économie en constante et rapide évolution. Au cours de ces dernières années, le gouvernement turc a entrepris d’importantes réformes tendant à la libéralisation de l’économie et à son ouverture la plus large possible vers le monde extérieur. Dans ce contexte la Banque Ottomane tient à jouer le rôle qui fut traditionnellement le sien, d‘intermédiaire entre la Turquie et les autres nations, et plus particulièrement l’Europe Occidentale.
Son réseau, qui comprend actuellement 76 succursales établies dans les principales villes du pays, se consacre essentiellement à trois activités :
• celles de banque commerciale tournée plus spécialement vers les grandes entreprises
• de banque de particuliers
• de banque d’affaires.
En tant que banque commerciale, elle concentre ses efforts sur cinq secteurs privilégiés :
• les grands groupes industriels turcs qui constituent la partie la plus dynamique de l’économie de ce pays,
• les sociétés multinationales, de plus en plus nombreuses, qui s’implantent sur ce marché prometteur,
• le financement des exportations des produits turcs (ce secteur que la Banque a toujours considéré comme essentiel représente actuellement à lui seul 50% de son portefeuille)
• l’industrie du tourisme, dont elle pressentait de longue date les potentialités, entreprenant dans les années 60 la construction de l’actuel hôtel Etap Marmara dont la propriété fut transférée à un groupe d’investisseurs turcs lorsque l’entreprise eut atteint un niveau satisfaisant de rentabilité,
• enfin l’industrie des services.
En tant que banque des particuliers, elle met à travers son réseau à la disposition de la clientèle privée tous les services que celle-ci est en droit d’attendre d’une banque moderne, services dont elle s’efforce constamment d’améliorer la qualité.
En tant que banque d’affaires enfin, les mesures prises ces derniers temps par le gouvernement pour moderniser la bourse d’Istanbul et développer le marché des capitaux ont ouvert à la Banque Ottomane un champ d’actions aux perspectives prometteuses. Se classant parmi les principaux opérateurs de la bourse d’Istanbul, elle a pu se placer dans une gamme variée d’activités allant du lancement d’émission de titres pour compte d’entreprises du secteur privé à la gestion de portefeuille pour compte d’investisseurs étrangers intéressés par les perspectives d’avenir de l’économie turque.
Un autre aspect du rôle que peut jouer la Banque en tant qu’intermédiaire entre la Turquie et l’étranger consiste dans l’assistance apportée aux entreprises étrangères désirant investir en Turquie ou, plus simplement, nouer avec d’autres partenaires turcs des relations d’affaires.
Ce rôle, primordial pour la Banque, de lien entre la Turquie et le monde extérieur, est grandement facilité par l’appui qu’elle trouve auprès du groupe Paribas, son actionnaire principal, sans oublier de mentionner un vaste réseau de correspondants établi de longue date et couvrant pratiquement le monde entier.
La Banque Ottomane regarde aujourd'hui l’avenir avec confiance. Son sort, depuis les origines, a toujours été lié à celui de la Turquie. Or ce pays, dont la superficie égale une fois et demi celle de la France, riche d’une population de 55 millions d‘habitants en rapide expansion, dont les qualités de sérieux et de labeur sont unanimement reconnues, est destiné, de par sa situation géographique et son histoire, à constituer le lien entre l’Europe et le Moyen-Orient. Sans relâcher les liens culturels et traditionnels qui l’unissent au monde arabe, il s’est associé à la Communauté Économique Européenne dont il souhaite pouvoir devenir un jour membre à part entière. La Banque Ottomane ambitionne, dans les années à venir, d’apporter sa contribution au développement de ce pays ainsi qu’elle s‘est efforcée de le faire depuis sa fondation, car elle a toujours vu dans la prospérité de la Turquie le meilleur gage de sa propre prospérité.
Actualisation (2021).
La Banque ottomane est rachetée en 1996 par le Groupe turc Dogus avant de fusionner avec Garanti Bankasi en 2001. Elle perd à cette occasion son existence propre.